Du Champ au Compte : La Crise du Paiement Fracturé Étouffe les Planteurs de Cacao à Becedi
Sikensi, Côte d'Ivoire. À Becedi, à moins de 90 km d'Abidjan, l'atmosphère est lourde. Malgré l'annonce d'un prix garanti du cacao record, les producteurs vivent une campagne sous forte tension. La promesse de richesse est brisée par un système de paiements fragmentés, laissant les planteurs dans une précarité aggravée et au point mort de leurs projets de vie.
À Becedi, un grand village de 9 550 habitants dans le département de Sikensi, il fait 14 heures en ce dimanche après-midi. Dans la cour d'Yves Kacou, l'image est celle d'une vie simple mais laborieuse : une femme s'active aux fourneaux, des enfants révisent leurs leçons. Cependant, sous le soleil éclatant, l'inquiétude se lit sur le visage du chef de famille.
Assis sur un tabouret, un reçu froissé à la main, Yves confie sa frustration : « J’ai vendu ma récolte pour 300 000 à 400 000 FCFA, mais on ne me donne jamais tout ».
« On me remet d’abord 80 000 ou 100 000 francs. Ensuite, je dois revenir pour le reste. Quand je reviens, ce sont encore 50 000 ou 100 000. Avec ça, on ne peut rien construire. On survit, c’est tout. »
Yves rêvait pourtant d'indépendance. Héritier d'un champ de 4 à 5 hectares légué par son père vieillissant, il ambitionnait d'acheter un terrain et de construire sa propre maison pour sa famille, actuellement logée dans une unique pièce de la maison paternelle.
L'annonce du président Alassane Ouattara, fixant le prix d’achat du kilo de cacao à 2 800 FCFA (4,26 euros) — un montant historique pour les premiers producteurs mondiaux — avait ravivé l'espoir.
Mais ce système de paiements échelonnés a rapidement éteint l'enthousiasme. « L’argent ne vient jamais d’un seul coup, dit-il en regardant ses enfants. On ne peut donc rien réaliser. Pas de projet, pas d’investissement. C'est juste pour survivre. » Une réalité vécue « par tous ceux qui livrent leur cacao dans la zone ».
Pour remonter cette chaîne de retards, il faut se rendre à Sikensi, le point névralgique de la collecte régionale. Sur les aires de séchage des coopératives, des montagnes de fèves sont remuées. L'activité semble normale, mais le ralentissement est bien réel.
Sous un hangar, Sayouba, le responsable d'une coopérative, pointe du doigt le blocage :
« Le problème vient du port d’Abidjan », explique-t-il. « Les camions arrivent, mais ils ne sont pas déchargés. Nos sacs restent entassés là-bas. Tant que les exportateurs n’ont pas réceptionné le cacao, l’argent ne revient pas ici. »
Un seul chargement représente « près de 100 millions de francs ». Tant que ces fonds sont gelés au port, les coopératives n'ont d'autre choix que de payer les planteurs avec leurs fonds propres et de procéder par avances. « On donne un peu à chacun, pour qu’ils ne repartent pas les mains vides.
Mais on ne peut pas payer tout le monde d’un seul coup. » Les coopératives se retrouvent prises en étau entre la pression de leur base et les contraintes d'une logistique lourde et saturée.
L'histoire d'Yves Kacou est le symptôme d'un malaise national. La filière cacao est le moteur de l'économie ivoirienne, produisant 1,8 million de tonnes par an et employant 25 % de la population active.
Pourtant, cette richesse mondiale ne profite pas aux premières mains. Même avec un prix bord champ historique de 2 800 FCFA/kg en 2025, on estime que 60 à 80 % des planteurs vivent sous le seuil de pauvreté. Seuls 24 % des producteurs parviennent à un revenu décent.
La valeur ajoutée est majoritairement captée par les exportateurs et les grandes entreprises, tandis que les planteurs de Becedi supportent les conséquences de chaque retard logistique : des dettes qui s'alourdissent, des dépenses familiales reportées et une incertitude financière permanente.
Cette situation a des conséquences dramatiques. Face au manque de perspectives, des agriculteurs désabusés n'ont d'autre choix que de mettre leur champ en garantie contre une avance dérisoire pour « aller se chercher » ailleurs. Ils quittent alors Becedi pour Abidjan, San Pedro ou Bouaké, espérant trouver en ville la dignité et l'avenir que la terre de leurs ancêtres ne peut plus leur offrir.
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